VII
Accusation

 

Alvin ne somnola pas vraiment pendant qu’Arthur Stuart se chargeait de raconter sa vie. Mais son esprit vagabonda.

Il ne put s’empêcher de noter que la voix du jeune métis ne changea pas durant son récit. Personne d’autre ne s’en rendait compte, mais Alvin se rappelait qu’Arthur, plus jeune, arrivait à imiter tout le monde à la perfection. Voix graves ou aiguës, chuchotées ou tonitruantes, accents ou défauts d’élocution, sa gorge les reproduisait sans peine.

Puis les pisteurs d’esclaves étaient venus, munis d’une capsule qui contenait des bouts de cheveux et de peau prélevés à sa naissance. Ils avaient le talent de savoir quand une personne concordait avec une capsule, et c’était impossible de leur échapper, ils avaient un flair de limier. Aussi Alvin avait-il fait traverser l’Hio au gamin, et là, côté Appalachie, il avait opéré une transformation au plus profond des parcelles élémentaires du corps d’Arthur. Pas une grosse transformation, mais suffisante pour que le gamin ne corresponde plus à sa propre capsule. Il l’avait plongé sous l’eau afin de le débarrasser des dernières traces de son ancienne peau. Et, lorsqu’il avait refait surface, Arthur ne risquait plus rien. Mais il avait perdu son talent pour imiter les voix.

N’est-ce pas toujours la même chose ? se dit Alvin. Je veux aider, et j’enlève autant que je donne. C’est peut-être ainsi que Dieu a conçu le monde, afin que personne ne bénéficie d’avantages particuliers. On obtient un miracle et on perd quelque chose de banal qu’on regrette pour le restant de ses jours. Un ange dans un coin doit distribuer le bonheur et le malheur, et que la part soit grosse ou petite, on la reçoit quoi qu’on fasse.

Alvin céda soudain à un sentiment de solitude. Un sentiment ridicule, il le savait, entouré comme il l’était de bons compagnons. Mais quelque part dans le Sud se trouvait sa femme, qui lui tenait aussi lieu de professeur et de gardien, dont les yeux lumineux veillaient sur lui depuis la petite enfance, alors qu’elle n’était guère plus qu’un bébé elle-même quand elle avait commencé. Margaret. Et, dans son ventre, l’amorce de la nouvelle génération. Leur première-née.

À cette pensée, il se mit à leur recherche. Contrairement à Margaret, il ne sautait pas d’une flamme de vie à une autre à la demande, ne voyait pas en elles à sa guise. Il dut projeter sa bestiole, lui faire parcourir vite, très vite, la carte de l’Amérique, descendre la côte, passer les flammes de vie de tous les êtres vivants, traverser les champs et les forêts d’un vert éclatant, sauter des cours d’eau, franchir la large baie de Chesapeake. Il connaissait le chemin et ne se perdit pas une seule fois. Ce n’est que dans la ville de Camelot qu’il dut fouiller, en quête de la double flamme de vie qu’il connaissait si bien, qu’il venait retrouver chaque soir.

Voilà. La mère et la toute petite lueur de leur fille en gestation. Il ne voyait pas dans les flammes de vie à la façon de Margaret, mais il voyait dans les corps. Il pouvait dire quand la jeune femme parlait mais n’avait aucune idée de ce qu’elle racontait. Il entendait les battements du cœur, sentait la respiration, savait si elle était agitée ou calme, mais en ignorait la raison.

Elle mangeait. Elle était tendue, les muscles raidis, sur le qui-vive. Deux hommes dînaient avec elle. Il ne connaissait pas le premier. L’autre…

Que faisait Calvin attablé en face de Margaret ?

Alvin examina aussitôt de plus près sa femme et sa fille. Rien ne troublait le bébé dans le ventre de sa mère : le pouls était régulier, aucune douleur visible.

Bien entendu. Pourquoi imaginer que Calvin présenterait une menace pour sa famille ? C’était sans doute un garçon étrange, rongé de jalousie et prompt à la colère, mais pas un monstre. Il ne faisait pas de mal aux gens, il les froissait, sans plus. Les craintes d’Alvin résultaient des constantes mises en garde de Margaret prédisant que Calvin allait un jour le faire tuer. S’il s’avisait de mettre la mère ou le bébé en danger, elle le saurait longtemps à l’avance et prendrait des mesures pour l’en empêcher.

Calvin et Margaret dînant ensemble. Voilà qui donnait à réfléchir. Il était impatient que Margaret se trouve un petit moment seule et lui écrive.

Il songea ensuite à sa femme, trouva qu’elle lui manquait, rêva d’une vie où ils s’installeraient tous les deux quelque part sans le poids du monde sur leurs épaules, passeraient leur temps à élever des enfants et à travailler pour gagner leur pain. Une vie sans Défaiseur dont il faudrait se garder ou repousser les attaques. Sans Cité de Cristal à bâtir. Sans guerre effroyable à prévenir. Avec seulement une femme, des enfants, un mari, des voisins et à la longue des petits-enfants et des tombes, des joies et des peines, les hautes et basses eaux du cours de l’existence.

« Tu t’endors, Alvin ? demanda En-Vérité.

— J’ronflais ? fit Alvin.

— Arthur a fini son histoire. L’histoire de ta vie. Tu n’écoutais pas ?

— J’la connais déjà. D’ailleurs, j’étais là quand toutes ces affaires sont arrivées et c’était pas aussi amusant à vivre que dans l’conte qu’en a tiré Arthur.

— La question, c’est de savoir si mademoiselle Purity a envie d’être des nôtres.

— Alors pourquoi me l’demander à moi ?

— Je me suis dit que tu pourrais nous aider à écouter sa réponse. »

Alvin se tourna vers Purity qui rougit et détourna les yeux.

Arthur Stuart lança un regard noir à l’avocat. « T’accuses m’zelle Purity d’menterie ?

— Je dis que si elle a cru ton histoire, fit En-Vérité, elle risque d’avoir peur du grand pouvoir qu’Alvin détient en lui et donc de donner la réponse qu’elle pense la plus sûre pour elle, au lieu de celle qui traduit ses vrais désirs.

— Et j’suis supposé connaître si elle dit la vérité ou pas ? demanda Alvin.

— Son cœur n’est pas de bois, alors ce n’est pas moi qui saurai si son cœur bat plus vite ou moins vite quand elle répondra.

— C’est elle qu’a l’talent pour dire ce que sent l’monde. Margaret, elle, voit dans les flammes de vie. Moi, j’tripote quèques affaires.

— Vous êtes trop modeste, fit Purity, si ce que disent vos disciples est vrai. »

Alvin dressa aussitôt l’oreille. « Mes disciples ?

— N’est-ce pas ce que vous êtes ? Le maître et ses disciples errant dans le désert dans l’espoir de trouver de nouvelles recrues ?

— À moi, ça m’a plusse l’air d’un bougre perdu et d’amis qui veulent bien s’perdre en sa compagnie jusqu’à tant qu’il trouve ce qu’il cherche.

— Vous ne croyez pas ce que vous dites.

— Non. C’est mes amis, mais ils sont pas là pour ça. C’est des compagnons rêveurs. Ils veulent voir la Cité de Cristal autant qu’moi et ils sont prêts à marcher des centaines de milles pour m’aider à la trouver. »

Purity eut un léger sourire. « La Cité de Cristal. La Cité de Dieu. Je me demande qui vous finirez par pendre, car vous pouvez difficilement pendre des sorciers.

— J’ai pas idée de pendre des genses, dit Alvin.

— Pas même des assassins ? »

Alvin haussa les épaules. « Ousqu’ils aillent, ils finiront pendus.

— Une fois que vous aurez la potence, vous trouverez de nouvelles raisons pour y pendre les gens.

— Pourquoi êtes-vous si méchante ? demanda En-Vérité. La Nouvelle-Angleterre n’a pas ajouté un seul crime capital à sa liste depuis sa fondation il y a deux cents ans. Et certains anciens crimes capitaux n’ont pas mené à la potence en un siècle. Vous n’avez aucune raison de croire que le pouvoir de tuer rendra folle une société honnête.

— La Nouvelle-Angleterre n’avait pas besoin de nouvelles raisons, dit Purity, parce qu’elle disposait déjà d’un fourre-tout bien pratique. Quand on veut éliminer un individu, quoi qu’il ait fait, c’est un sorcier.

— Je ne savais pas, reconnut En-Vérité.

— Vous l’avez dit vous-même. On a tous un talent. On le dissimule par peur et on se prévaut d’humilité. Mais si quelqu’un veut tuer un rival, il lui suffit de découvrir son talent et de le dénoncer. Tout le monde risque donc la mort à tout moment. Qui a besoin de nouvelles lois quand les anciennes sont si vagues ?

— Êtes-vous devenue aussi cynique au cours des dernières heures ? demanda En-Vérité. Ou voyez-vous toujours les hommes sous leur aspect le plus noir ?

— Les hommes sont mauvais dans l’âme, dit Purity, et seuls les élus de Dieu émergent de la méchanceté humaine et s’élèvent jusqu’à la bonté du paradis. N’attendre que méchanceté des hommes reste le meilleur moyen d’éviter les surprises. Et, quand je suis surprise, c’est toujours agréablement.

— Pose-lui donc la question, qu’on en parle plus, fit Alvin.

— Et si je réponds que je ne veux pas vous accompagner ?

— Alors on s’en repartira sans vous, dit Alvin.

— Sans me faire de mal ? »

En-Vérité Cooper éclata de rire. « Même si nous voulions, Alvin nous en empêcherait. Quand une abeille le pique, il lui remet l’aiguillon en place, il la soigne et l’envoie promener.

— Alors ma réponse est non, dit Purity. On doit me chercher à présent. Si vous voulez éviter qu’on enquête sur votre compte, vous feriez mieux de me laisser partir et de vous occuper de vos affaires.

— Non, lança Arthur Stuart. Faut vous en venir avec nous autres.

— Et pourquoi donc ? demanda Purity. Parce que tu as inventé une bonne histoire ?

— J’ai dit la vérité, et vous connaissez ça.

— Oui, admit Purity d’une voix plus douce. Tu croyais chacune de tes paroles. Mais elles n’ont eu aucun effet sur moi. Je n’ai rien à voir dans ce que vous voulez faire.

— Dame si ! s’écria Arthur Stuart. Vous avez donc pas compris mon histoire ? Quèqu’un est responsable de tout ça. Quèqu’un a donné à Alvin ses pouvoirs. Quèqu’un a conduit sa famille jusqu’à l’auberge d’Horace Guester, ça fait que la ’tite Peggy était là pour veiller sus lui. Pourquoi ma mère a volé jusque tout proche de l’auberge pour que j’soye là quand Alvin s’en r’viendrait ? Et Mike Fink et En-Vérité Cooper… ? Comment ça s’fait qu’ils l’ont rencontré ? Me dites pas que c’était l’hasard, par rapport que j’y crois pas.

— Moi non plus, fit Purity.

— Alors çui-là qui nous a conduits jusqu’à Alvin, ou lui jusqu’à nous autres, c’est çui-là qui vous a conduite icitte aujourd’hui. Vous auriez pu vous promener ailleurs. On aurait pu s’trouver à s’baigner n’importe où sus la rivière. Mais on était icitte, et c’est icitte que vous êtes venue.

— Je ne doute pas qu’on nous ait réunis. La question est : qui l’a décidé ?

— J’connais pas si c’est quèqu’un, dit Alvin. Arthur voit Djeu derrière tout ça, et j’suis sûr que Djeu garde le monde à l’œil, mais ça veut pas dire qu’il perd son temps à m’surveiller. Moi, j’ai l’sentiment que les talents s’attirent les uns les autres. Le pouvoir que j’ai hérité de naissance est très puissant, c’est comme un aimant, il attrape tout seul les autres talents forts et il les réunit. C’est pas seulement l’vaillant monde qui vient vers moi. On dirait que j’reçois aussite plusse que ma part de l’autre sorte. Pourquoi Djeu me les enverrait, ceux-là ? »

Arthur Stuart ne parut pas ébranlé par l’argument d’Alvin. Visiblement, ils n’en étaient pas à leur première discussion sur le sujet. « Djeu en amène certains, et pis l’autre amène l’restant.

— Ils s’en viennent tout seuls, dit Alvin, les uns comme les autres. Cherche pas à comprendre ce que Djeu est après faire, ceux qu’essayent se trompent tout l’temps, on dirait.

— Si tu connais qu’ils se sont trompés, c’est que t’as idée de la volonté de Djeu ! » fit Arthur d’une voix triomphante comme s’il avait enfin porté un coup au foie de l’argument d’Alvin.

« Je l’connais par rapport que tout va à zic et à zac. Regarde-moi ce pays. La Nouvelle-Angleterre a tout pour réussir. Du vaillant monde qu’essaye de servir Djeu du mieux qu’il peut. Et les genses y arrivent, pour la plupart. Mais, dans leur tête, Djeu voulait qu’ils tuent tous ceux qu’avaient un talent, même s’ils ont jamais pu dire si les talents venaient de Djeu ou du djab. Ils ont mis tous les talents dans l’même sac que la sorcellerie et commencé à tuer l’monde au nom du Seigneur. Alors, ils ont p’t-être obéi comme il faut au restant d’la volonté divine, mais regardez comment ils ont traité m’zelle Purity, icitte. Ils ont tué ses parents et ils l’ont fait grandir dans un orphelinat. Pas b’soin d’avoir idée d’la volonté de Djeu pour comprendre que la Nouvelle-Angleterre la connaît toujours pas.

— Vous me faites l’effet de professeurs qui se chamaillent sur un obscur point de grammaire latine alors que le texte est une contrefaçon, dit Purity. Que ce soit Dieu, la nature ou Satan qui m’ait conduite vers vous ne change rien à ma réponse. Je n’ai rien à faire avec vous. C’est ici qu’est mon destin. Quoi que je sois et quoi qu’il m’arrive, mon histoire commence et finit avec… avec la Nouvelle-Angleterre.

— Avec les tribunaux de Nouvelle-Angleterre, précisa En-Vérité.

— C’est vous qui le dites, fit Purity.

— Avec les gibets de Nouvelle-Angleterre, insista l’avocat.

— Si Dieu le veut.

— Non, vous ne monterez au gibet que si vous le voulez, vous.

— Bien au contraire. Je tire de ma rencontre avec vous la leçon la plus importante de mon existence. Avant de croiser votre route, avant d’entendre votre histoire, j’étais convaincue que mes parents n’avaient pas vraiment pu être des sorciers et qu’on avait donc commis une grande injustice. Je ne croyais pas réellement que les sorciers et sorcières existaient. Mais je constate à présent que si. Vous détenez des pouvoirs bien plus grands que ceux dont Dieu a jamais voulu doter aucun homme en dehors des prophètes et des apôtres, monsieur Smith, et vous n’avez aucun scrupule à vous en servir. Vous ralliez des disciples au gré de vos déplacements et vous projetez de bâtir une ville. Vous êtes Nemrod, le puissant chasseur face au Seigneur, et la ville que vous voulez bâtir c’est Babel. Vous voulez qu’elle hisse les hommes au-dessus de la masse et les emmène au paradis où ils seront à l’égal de Dieu, où ils auront la connaissance universelle. Vous êtes un suppôt du diable, vos pouvoirs relèvent de la sorcellerie, vos projets de l’anathème, vos croyances de l’hérésie, et si mes parents avaient ne serait-ce que le dixième de votre noirceur, ils méritaient de mourir ! »

Ils la fixèrent tous en silence. Des larmes striaient les joues d’Arthur.

Alvin finit par parler, mais à ses compagnons, pas à la jeune fille. « Vaut mieux s’mettre en route, les gars, dit-il. Arthur, cours dire à Audubon de se sécher et de s’rhabiller.

— Oui, m’sieur, fit doucement Arthur qui obéit aussitôt.

— Vous n’allez même pas discuter ? » demanda Purity.

Alvin lui jeta un coup d’œil narquois, puis s’en fut rejoindre Mike Fink qui montait la garde plus loin. Ne resta qu’En-Vérité Cooper.

« Vous admettez donc que j’ai dit vrai », fit Purity.

En-Vérité la regarda d’un air triste. « Ce que vous avez dit est archifaux. Alvin Maker est le meilleur homme que je connaisse au monde, et il n’a aucune trace de malveillance en lui. Il n’a pas toujours raison, mais il ne se trompe jamais, si vous me suivez.

— C’est exactement ce qu’un démon dirait de son maître le diable, à mon avis.

— Tenez, fit En-Vérité, c’est à cause de tels propos que nous renonçons à vous emmener.

— Parce que j’ose révéler la vérité ?

— Parce que vous vous accrochez à une histoire qui peut englober tout ce que nous disons et faisons pour le transformer en mensonges.

— Pourquoi ferais-je cela ? demanda Purity.

— Parce que, si vous ne croyez pas à ces mensonges ridicules à notre sujet, vous êtes obligée d’admettre qu’on a eu tort de tuer vos parents ; il vous faudrait alors haïr leurs bourreaux, et ce sont les seules relations que vous avez. Vous seriez une apatride et, comme vous êtes déjà orpheline, vous ne pouvez pas les quitter.

— Vous voyez comment le diable déforme mon amour pour mon pays et cherche à le retourner contre moi ? » fit Purity.

En-Vérité soupira. « Mademoiselle Purity, je ne peux vous dire qu’une chose. Quoi que vous fassiez dans les heures et les jours qui viennent, je pense que les occasions ne vous manqueront pas de juger entre Alvin Smith et la loi de Nouvelle-Angleterre. Il existe au fond de vous un abri où la vérité est la vérité, un abri sur lequel les mensonges glissent comme sur une toile cirée. Regardez dedans et voyez donc qui agit à l’exemple du Christ.

— Le Christ est juste autant que miséricordieux, dit Purity. Seuls les pécheurs prétendent que le Christ n’est que clémence. Les vertueux se rappellent qu’il a dénoncé le péché non repenti et déclaré cette vérité que le feu éternel attend ceux qui se détournent de la vertu.

— Il a tenu aussi des propos sévères sur les hypocrites et les imbéciles, si je me souviens bien.

— Dois-je comprendre que vous me traitez d’hypocrite ?

— Pas du tout, répondit En-Vérité. Je vous traite d’imbécile. »

Elle le gifla.

Comme si elle ne l’avait pas touché, il poursuivit d’une voix douce : « Le mal qu’on vous a fait vous a rendue imbécile, et aussi le peu de poids de la méchanceté de ce pays au regard de sa bonté. Mais il ne faut pas en conclure que cette méchanceté n’existe pas, qu’elle ne vous a pas intoxiquée et qu’elle ne finira pas par vous tuer.

— Dieu habite la Nouvelle-Angleterre, affirma Purity.

— Il la visite comme il visite tous les autres pays, et j’irai même jusqu’à dire qu’il trouve de quoi se réjouir dans les fermes et villages de la région. Un vrai jardin de l’âme. Mais tout de même infesté de serpents. Comme partout ailleurs.

— Si vous projetez de me tuer, dépêchez-vous, parce que je vais vous dénoncer tout de suite et vous faire rechercher.

— Alors partez, dit En-Vérité. On nous retrouvera ou non, selon ce que décidera Alvin. Et si on nous retrouve, rappelez-vous ceci : tout ce qu’il veut, c’est donner aux hommes une chance d’accéder au bonheur. Vous comprise.

— Mon bonheur ne dépend pas d’un sorcier !

— Mais si, fit En-Vérité. Mais jusqu’à aujourd’hui, les sorciers dont il dépendait étaient morts. »

Des larmes apparurent dans les yeux de la jeune femme, son visage rougit ; elle aurait bien encore giflé l’avocat mais elle se souvint que cette solution ne valait rien. Alors elle fit demi-tour et s’enfuit dans les bois en manquant buter dans Alvin et Mike Fink qui s’en revenaient sur le sentier. La seconde d’après, elle avait disparu.

« M’est avis que t’as perdu, Véry, dit Alvin. Mais c’est p’t-être ça que tu voulais ?

— Elle n’est pas au mieux », fit En-Vérité. Il regarda tour à tour Mike, Arthur et Alvin. « Bon, alors c’est le moment d’enfiler des bottes de sept lieues ? »

Alvin lui sourit. « T’aurais pas préféré qu’on t’amarre au mât pour passer à côté d’la sirène ? »

En-Vérité était surpris. « Que veux-tu dire ?

— J’veux dire que j’ai bien vu comment tu la r’luquais. Elle t’a fait impression.

— Évidemment, tiens. Depuis toujours elle étouffe de devoir cacher son talent exceptionnel, et elle découvre aujourd’hui qu’on a tué ses parents pour la même raison. Il lui faut faire la distinction entre elle-même et ceux qui pratiquent sciemment la sorcellerie. Il lui faut tracer la ligne de la vertu et ne pas la franchir sans renier ce qu’elle est ni ce qu’elle sait. Je suis passé par là, sauf que mes parents ont eu la chance de rester en vie. Je comprends un peu ce qu’elle endure.

— Elle a choisi l’mauvais moment pour faire sa crise de foi, tu crois pas ?

— Il ne faut pas exagérer. Comme je lui ai dit, si elle nous dénonce, les autorités nous trouveront ou ne nous trouveront pas, suivant ce que tu décideras, toi. »

Mike renifla. « Ça, c’est facile. »

À cet instant apparurent Arthur Stuart et un Audubon trempé, vaguement habillé. « Elle est partie, constata le gamin.

— Tant mieux, je ne suis pas très présentable, dit Audubon.

— L’a filé nous caponner, fit Mike Fink, et nous autres, on reste icitte après cacasser.

— C’est à Alvin de nous dire s’il faut nous enfuir ou attendre, expliqua En-Vérité. Elle peut ne pas nous dénoncer.

— Mais elle pourrait répliqua Mike. Et si elle fait ça, faut pas rester icitte. » Mais Alvin et En-Vérité se regardaient afin de régler une question que les autres n’avaient pas entendue.

« Quelle raison j’aurais de décider d’les laisser nous trouver ? demanda Alvin. »

En-Vérité s’abstint de répondre.

« Pour la sauver », dit Arthur Stuart.

Ils se tournèrent tous vers Arthur. Lui regardait Alvin aussi fixement qu’En-Vérité l’instant précédent. Alvin eut la nette impression qu’il était censé comprendre une explication informulée.

« Comment ça la sauverait qu’on s’laisse prendre ? demanda-t-il.

— À cause de sa manière de s’conduire, dit Arthur Stuart, elle va s’faire tuer. Sauf si on la sauve. »

Mike Fink s’interposa. « Si j’vous suis bien, vous voulez qu’nous autres on soit clétés en prison et jugés comme sorciers pour la sauver, elle ?

— Comment ça l’aidera qu’on soit clétés ? fit Alvin.

— Combien d’oiseaux je peux peindre en prison ? demanda Audubon.

— Vous ne resteriez pas longtemps en prison, dit En-Vérité. Tout le monde sait que les procès de sorciers sont vite expédiés.

— Pourquoi donc la vie de c’te femme vaudrait pus cher que celles de quatre hommes et un drôle ? » lança Mike.

En-Vérité eut un rire nerveux. « À quoi penses-tu, Mike ? Nous sommes avec Alvin Smith. Le Faiseur du soc d’or. Combien de temps crois-tu qu’il nous laisserait moisir en prison ?

— Tu veux vraiment pas t’en aller sans elle, hein, Véry ? dit Alvin. Et toi non plus, Arthur Stuart, j’ai pas raison ?

— Dame si, fit le gamin.

— C’est vrai, reconnut En-Vérité.

— Bonté divine ! railla Mike. Y aurait pas d’l’amour là-d’sous ?

— Qui donc est en amour ? demanda Arthur.

— En-Vérité Cooper est en amour avec Purity, répondit Mike Fink.

— Je ne crois pas, répliqua En-Vérité.

— Forcément qu’si, insista Mike, par rapport qu’il l’a laissée partir nous dénoncer aux autorités et qu’il veut qu’on soye arrêtés, comme ça y s’dit qu’elle aura mauvaise conscience, qu’elle changera d’avis sus nous autres, retirera son témoignage et pis décidera d’nous suivre. C’est une bonne idée, sauf l’épisode ousqu’on est pendus et qu’elle est sus les genoux au pied d’la potence après pleurer toutes les larmes de son corps tant qu’elle a du tracas. »

Arthur Stuart posa sur Alvin un regard calculateur. « Tu crois qu’on peut virer son opinion sus nous autres si on s’fait arrêter ? demanda-t-il.

— Mike se trompe, ce n’est pas sur la pitié que je compte, dit En-Vérité. C’est sur la peur.

— La peur de quoi ? fit Alvin.

— La peur de la loi en marche. Pour l’instant elle croit la loi juste, alors elle croit que nous méritons la mort comme l’ont méritée ses parents. Elle changera vite d’avis quand elle verra comment se déroulent les procès pour sorcellerie.

— Avec un seul maillon, t’as fait une chaîne joliment longue, commenta Mike.

— Donnes-y une chance », dit Arthur Stuart.

Alvin regarda Arthur, puis En-Vérité. Qui aurait imaginé cet homme et ce gamin amoureux rivaux ? « Ça vaut p’t-être le coup d’essayer.

— Si on m’arrête, on va prendre mes peintures et les détruire, dit Audubon.

— J’vous protégerai, vous et vos peintures, le rassura Alvin.

— Et si vous êtes tué, insista le Français, que deviendront mes tableaux ?

— À ce moment-là, ça m’sera bien égal.

— Mais pas à moi !

— Si, à vous aussi, dit Arthur Stuart. Par rapport que si Alvin est tué, vous l’serez d’même.

— Ah, voilà ! s’écria Audubon. Il faut nous enfuir ! Ce chant vert dont vous m’avez parlé, pour se cacher dans la forêt et courir très vite. Chantez !

— C’que j’ai en tête, dit Alvin, c’est plusse de nous promener au bord de l’eau. Et oubliez pas, vous autres : faut rien avouer. Pas de sorcellerie. Pas de talent. Avouez même pas que vous êtes français, John James.

— J’vais pas mentir sous serment, fit Arthur Stuart.

— Mens pas, refuse seulement de répondre, dit Alvin.

— C’est là qu’ils torturent, objecta En-Vérité. Quand on refuse de dire oui ou non.

— Ben, ils te pendent quand tu réponds oui, et j’ai jamais entendu causer qu’ils te laissent partir quand tu nies.

— Si tu ne réponds pas, tu risques de mourir sans même passer en jugement. »

Alvin gloussa. « Ça y est, j’comprends tout asteure. Tu tiens à passer en jugement. Ç’a rien à voir avec Purity, un amour pour elle ou une aut’ affaire. Tu veux t’attaquer aux lois sus la sorcellerie.

— Ben pas moi, fit Mike Fink. J’suis sûrement pas forcé d’répondre sous serment quand on m’demande si j’ai déjà servi Satan.

— M’est avis, dit Alvin, que si tu veux t’faire entendre au tribunal, En-Vérité, vaudrait mieux y aller comme avocat, pas comme accusé.

— Et sans y traîner l’monde qui veut pas être jugé, précisa Mike.

— On nous fera pas d’mal, remarquez », dit Alvin.

Audubon leva les bras au ciel. « Écoutez-le ! Alvin est… est bouffi de présomption. Il croit pouvoir sauver tout le monde.

— Tout jusse, je peux, riposta Alvin. C’est un fait.

— Alors on reste icitte et on la sauve, dit Arthur Stuart. Pas b’soin d’aller en prison pour ça.

— Je veux faire davantage que sauver son corps physique de la mort, déclara En-Vérité.

— S’il vous plaît, ne nous dites pas ce que vous voulez faire en plus à son corps physique », rétorqua Audubon.

L’avocat l’ignora. « Je veux qu’elle sache la vérité sur ses parents et sur elle-même. Je veux qu’elle soit fière de son talent. Je veux qu’elle se joigne à nous pour bâtir la Cité de Cristal.

— C’est de belles affaires que tu veux là, dit Alvin. Mais je m’souviens comme si c’était hier des mois que j’ai passés à la prison d’Hatrack River, et j’dois dire que je souhaite à aucun d’vous autres d’rester même qu’une heure dans une place aussi affreuse.

— Oui ! La sagesse de Salomon ! s’écria Audubon.

— C’qui veut pas dire que j’comprends pas ton point d’vue, Véry, poursuivit Alvin. Et j’te comprends aussi, Arthur Stuart. Un jeune bougre comme toi qui voit une demoiselle s’avancer tout drèt dedans la tanière du dragon, il pense qu’à tirer l’épée pour la défendre.

— Qu’esse tu racontes ? demanda Arthur.

— L’histoire de saint Georges. Et du dragon.

— Le petit ne me laisse pas tuer les oiseaux, fit Audubon, mais les dragons, si. »

Mike Fink avait l’air perdu. « Y a pas de dragons par icitte.

— Mettez-vous à la file derrière moi, fit Alvin, et dites rien, touchez à rien, et vous écartez pas d’mes traces.

— Tu vas donc la laisser à leur merci, lui reprocha En-Vérité.

— J’te promesse, Véry, t’auras tout c’que tu veux. »

En-Vérité hocha la tête. Alvin se tourna vers Arthur, lui fit du regard la même promesse, et le gamin opina lui aussi.

Ils s’alignèrent derrière lui au bord du fleuve. Alvin se mit en route, puis accéléra le pas, passa au trot bondit et courut comme un dératé. Au début ses compagnons peinèrent mais bientôt ils entendirent comme une musique qu’aucun instrument ne jouait qui n’appartenait à aucun des registres chantés ou destinés à la danse, mais que composaient le chuintement du vent dans la ramure et le pépiement des oiseaux, le jacassement des écureuils et le bourdonnement des insectes, le grésillement blanc et aigu des rayons du soleil frappant la rosée sur les feuilles, les bouffées languissantes de la vapeur d’eau se distillant dans l’atmosphère. Le rythme de leurs foulées se fondit dans la musique, et le monde autour d’eux devint une tache floue et verte contenant chaque feuille, chaque arbre, chaque motte de terre pour en faire un tout unique ; et les coureurs participaient de ce tout, leur course participait du chant, et les feuilles s’écartaient pour les laisser passer, l’air les rafraîchissait, ils franchissaient les cours d’eau sans se mouiller les pieds, et au lieu de souffrir de fatigue dans les jambes ou de points de côté, ils se sentaient euphoriques, débordants de toute la vie environnante. Ils auraient pu courir ainsi éternellement.

Au bout d’un moment, le chant vert s’affaiblit. Les arbres se réduisirent à une langue boisée le long du fleuve. Les champs cultivés produisaient une musique en sourdine, un fredon de milliers de vies identiques. Des bâtiments brisaient carrément le chant, créaient des plages de silence presque douloureuses. Les coureurs titubaient, sentaient le martèlement de leurs pieds sur le sol qu’ils trouvaient rude à présent, et les branches les cinglaient au passage. Du galop, ils retombèrent au petit trot, puis à la marche et finirent par s’arrêter. Comme un seul homme, ils se détournèrent des champs et des bâtiments, se détournèrent de la ville de Boston et des grands mâts des bateaux dans le port qui pointaient au-dessus des toits des maisons, puis contemplèrent vers l’amont du fleuve l’immensité à travers laquelle le chant vert les avait transportés.

« Mon Dieu, fit Audubon. J’ai volé sur des ailes d’ange. »

Ils restèrent encore un moment immobiles sans rien dire. Puis Arthur Stuart rompit le silence.

« Où il est, Alvin ? » demanda-t-il.

Alvin n’était pas là. Mike jeta un regard noir à En-Vérité. « Tu vois c’que t’as fait, asteure ?

— Moi ? s’étonna En-Vérité.

— Il nous a expédiés et il est resté par-derrière pour s’faire arrêter, dit Mike.

— Je ne lui ai pas demandé de le faire tout seul », se défendit l’avocat.

Arthur Stuart se mit à remonter le sentier pour regagner le bois.

« Où tu vas ? lança En-Vérité.

— Je m’en retourne à Cambridge, répondit le gamin. Ça peut pas être très loin. L’soleil a guère bougé dans l’ciel.

— C’est trop tard pour empêcher Alvin d’faire ça », dit Mike.

Arthur se retourna vers lui comme s’il était fou. « Ça, j’connais, répliqua-t-il. Mais il compte sus nous autres pour qu’on s’en retourne l’aider.

— Comment tu le sais ? demanda Audubon. Il t’a dit ce qu’il veut faire ?

— Il l’a dit à tout l’monde. Il connaît qu’En-Vérité veut un procès de sorcellerie. Alors il a décidé d’être le sorcier. En-Vérité sera forcément l’avocat. Et nous autres les témoins.

— Mais la femme nous dénoncera aussi », objecta Audubon.

En-Vérité opina. « C’est vrai, dit-il. Oui, c’est vrai. Alors je veux que vous trois attendiez dans les bois que je vienne vous chercher.

— C’est quoi, l’plan ? demanda Mike.

— Je le saurai quand j’aurai parlé à Alvin. Mais n’oubliez pas, une seule accusation compte dans un procès pour sorcellerie, à savoir : étiez-vous sous la coupe de Satan ? C’est donc la seule question à laquelle il faut répondre. Ne parlez pas de talents ni de pouvoirs secrets. Seulement de Satan. Vous ne l’avez jamais vu. Vous ne lui avez jamais parlé ni à aucun démon, il ne vous a jamais rien donné. Est-ce que vous pouvez tous vraiment le jurer ? »

Ses compagnons éclatèrent de rire et dirent que oui, ils le pouvaient.

« Alors, quand le moment sera venu de témoigner, c’est la seule question à laquelle vous répondrez. Pour le reste, prenez l’air bête.

— Et moi ? fit Audubon. J’ai reçu le baptême catholique.

— Vous pouvez aussi en parler, dit En-Vérité. Vous verrez. Si je suis un tant soit peu l’avocat que ma formation m’a destiné à devenir, cette affaire ne donnera pas lieu à un procès. » Il rejoignit Arthur sur le sentier. « Venez. C’est une tâche juridique, à présent. Et, si tout se passe bien, Alvin sera libre et mademoiselle Purity notre compagne de route.

— Moi, j’veux pas voyager avec elle ! fit Mike. R’gardez l’tracas qu’elle nous cause déjà !

— Le tracas ? J’étouffe d’ennui en Nouvelle-Angleterre. Tout est si tranquille. Tout fonctionne en douceur, la plupart des différends se règlent à l’amiable, les voisins s’entendent bien, les habitants sont heureux la majeure partie du temps. Je suis avocat, bon sang ! J’allais tomber fou, moi ! »

 

*

 

Le révérend Study ne voulut tout d’abord rien entendre. « Je comprends que la sorcellerie vous fascine, mais c’est du passé, ma chère Purity.

— Ils s’en sont vantés, dit la jeune fille. Je ne leur ai rien demandé.

— Eh bien justement, fit le pasteur. Ils ne sont pas de Nouvelle-Angleterre, et les étrangers ont tendance à se moquer de notre observation stricte des Écritures. Ils se sont moqués de vous.

— Non. Et si vous refusez de m’aider, j’irai moi-même voir les dizainiers.

— Non, non, fit Study. Il ne faut pas.

— Pourquoi ? Le témoignage d’une femme est recevable dans un tribunal. Même celui d’une orpheline, je crois.

— Ce n’est pas une question de… Purity, vous rendez-vous compte des ennuis auxquels vous vous exposez avec ces accusations gratuites ?

— Elles ne sont pas gratuites. Et je sais ce que vous essayez à toute force de me taire… Que mes parents ont été pendus comme sorciers.

— Quoi ? fit Study. Qui vous a raconté une chose pareille ? Qui répand de telles calomnies ?

— Prétendez-vous que c’est faux ?

— Je n’en ai aucune idée, mais j’imagine mal que ce soit vrai. Nous n’avons pas eu de procès pour sorcellerie dans cette légion de la Nouvelle-Angleterre depuis… depuis bien avant votre naissance.

— Mais le procès n’a pas eu lieu ici, dit Purity. C’était dans le Netticut.

— Eh bien, ce n’est pas tout près, vous ne croyez pas ? Pourquoi le Netticut ?

— Révérend Study, plus nous parlons, plus ces hommes ont le temps de s’enfuir. Et l’un d’eux est papiste, un Français, amené ici sous de faux prétextes. Ils font croire qu’il est muet. »

Le révérend Study soupira.

« Je vois que vous n’avez aucun respect pour moi, comme les autres, dit Purity.

— S’agit-il de cela ? Vous cherchez le respect d’autrui ?

— Non, pas du tout !

— Parce que ce n’est pas le bon moyen de le gagner. Je me souviens des procès de Salem. Enfin, je ne m’en souviens pas personnellement, je n’y ai même pas assisté, mais la honte entache toujours cette ville. Tant de gens ont été tués sur le témoignage d’un groupe de filles hystériques ! Les filles n’ont pas été punies, vous savez. Elles ont vécu jusqu’au terme de leur vie, si tant est que leur conscience les ait laissées en paix, parce qu’aucun juge terrestre ne pouvait savoir quelles accusations procédaient de la malveillance et lesquelles étaient le produit de l’aveuglement et de la mentalité de la populace.

— Je ne suis ni un groupe ni une hystérique.

— Mais de telles accusations laissent planer un doute.

— C’est ridicule, révérend Study. Les gens croient à la sorcellerie. Tout le monde. On la traque aux frontières ! On prêche… non, vous prêchez contre elle durant les cultes !

— On s’y perd tellement. Dans mes sermons je traite de l’envie d’user de pouvoirs secrets. Même s’ils existent, on ne doit pas s’en servir pour profiter de son prochain, voire briller auprès de ses amis. Mais l’accusation formelle de sorcellerie suppose des allégations de contact avec Satan, de malfaisance. Il risque d’y avoir des questions sur les sabbats de sorciers, tout dépend de qui interroge, et des noms seront cités. On ne maîtrise pas ces choses-là.

— Ils vont évidemment mentir au sujet de Satan. Ils ne m’ont rien dit sur le diable.

— Tenez. Ce n’est pas de la sorcellerie, vous voyez bien.

— Mais n’est-ce pas à prévoir ? fit Purity. On s’attend à ce qu’un sorcier mente, non ?

— C’est ce qui s’est passé à Salem ! s’écria Study. Ils ont commencé à prendre les dénégations pour des mensonges, pour des tentatives de dissimuler l’infiltration de Satan dans la communauté. Mais par la suite on a découvert, on a compris, qu’il n’y avait jamais eu de sorcellerie et que les aveux des accusés répondaient au désir d’échapper à la mort, tandis que les seuls pendus étaient ceux qui refusaient de mentir.

— Alors d’après vous la Bible se trompe quand elle affirme que nous ne tolérerons pas que vive une sorcière, c’est ce que vous me dites ?

— Non, non, évidemment, si on découvre un vrai sorcier, alors il faut… agir, mais…

— J’ai découvert un sorcier, révérend Study. S’il vous plaît, appelez les dizainiers pour qu’ils m’aident à obéir aux ordres divins de la Bible. »

La mort dans l’âme, le révérend Study se leva. « Vous ne me laissez pas le choix.

— Ils ne m’en ont pas laissé non plus. »

Study s’arrêta à la porte. « Ne comprenez-vous pas, reprit-il sans lui faire face, qu’une affaire de ce genre risque de libérer des rancœurs longtemps réfrénées ?

— Ces hommes sont des intrus. Quelles rancœurs peut-on avoir envers eux ? Les juges seront honnêtes. Mon témoignage aussi. »

Study s’appuya la tête contre le montant de la porte et chuchota presque sa réponse. « Des bruits ont couru. À votre sujet. »

Purity sentit une onde de peur et de joie la parcourir, et elle trembla un bref instant. Elle avait vu juste. Ses parents étaient bel et bien morts pour sorcellerie, comme elle l’avait deviné. « Une raison de plus alors pour que je prouve ma loyauté aux Écritures et mon rejet de Satan.

— Le feu brûle toute main qui le touche.

— Je sers Dieu, monsieur. Et vous ?

— On le sert parfois mieux en obéissant à ses déclarations les plus miséricordieuses. Ne juge pas si tu ne veux pas être jugé. Pensez-y avant de montrer du doigt. » Là-dessus il sortit.

Purity attendit seule dans le bureau du révérend Study. Plutôt sa bibliothèque, tant les livres s’empilaient partout en plus des rayonnages. Comment en avait-il accumulé autant ? Les avait-il vraiment tous lus ? Purity n’avait jamais eu l’occasion d’en examiner les titres. Un assortiment de littérature pieuse, évidemment. Des ensembles de sermons transcrits. Des commentaires sur les Écritures. Des ouvrages de droit ? Intéressant – avait-il envisagé d’étudier le droit à une certaine époque ? Non, il s’agissait de droit ecclésiastique. Plusieurs volumes traitaient des poursuites judiciaires contre les sorciers, des enquêtes sur les sorciers, de la purification des sorciers. Le révérend Study pouvait bien prétendre ne pas s’intéresser à la question, il possédait tout de même ces livres, autant dire qu’à un moment donné il avait envisagé de les consulter. Il n’avait pas assisté aux procès en sorcellerie de Salem, les derniers à s’être tenus dans l’est du Massachusetts. Ce qui pouvait signifier qu’il n’était pas encore né – à quand remontaient-ils ? au moins un siècle, peut-être un siècle et demi. Mais il avait eu affaire à des procès de ce type quelque part. Oui, il connaissait la question et s’y intéressait beaucoup.

Elle tenait le livre Enquête sur la sorcellerie, la magie et autres pratiques sataniques mais ne pouvait se résoudre à l’ouvrir. Elle avait entendu raconter qu’on torturait les accusés. Mais on n’usait sûrement pas de telles méthodes aujourd’hui. La loi veillait à ce qu’on ne force pas une personne à s’incriminer elle-même. Depuis que les États-Unis s’étaient formés à partir des colonies centrales et qu’ils avaient inscrit cette règle dans les dix premiers amendements de leur Constitution, le principe était entré aussi en vigueur en Nouvelle-Angleterre. Il n’y aurait pas de torture.

Le livre s’ouvrit tout seul dans ses mains. Qu’y pouvait-elle ? Il s’ouvrit à une page lue, relue et copieusement soulignée.

Comment soumettre à la question une sorcière qui porte un enfant.

Ma mère était-elle enceinte de moi quand on l’a arrêtée et jugée ?

L’enfant reste innocent devant la loi : il n’est pas encore né, donc le péché originel ne l’a pas encore touché. Le péché originel n’existe chez l’enfant qu’à la naissance ; aussi, prendre des mesures risquant de nuire au bébé en gestation équivaudrait à punir Adam et Ève au jardin d’Éden avant la chute, ce qui constituerait une injustice et un affront à Dieu.

J’ai permis à ma mère de vivre un peu plus longtemps. Je l’ai sauvée en étant – oui, mon nom en témoigne –, en étant pure, sans tache, vierge du péché originel. Combien de semaines, combien de mois lui ai-je donnés ?

A-t-elle vécu ce sursis comme une torture de plus ? Avait-on déjà pendu mon père tandis qu’elle dépérissait en prison dans l’attente de son propre procès, pleurant à la fois son époux et le futur orphelin dans son ventre ? Aurait-elle préféré mourir ? Regrettait-elle de porter un enfant ?

Elle aurait dû y songer avant de s’adonner à des pratiques interdites. Des « talents », les appelait-on dans les régions impies du pays. Des dons divins, les appelait ce compagnon forgeron qui avait essayé de l’abuser. Mais la vraie nature des pseudo-dons de Satan ne tarderait pas à se révéler. Les « talents » qu’emploient ces sorciers, ils viennent de Satan. Et comme je sais n’avoir jamais commercé avec Satan, on ne peut pas assimiler mes petites dispositions à un pouvoir occulte. Je ne suis qu’une observatrice, voilà tout. Je ne transforme pas le fer en soc d’or, comme celui dont parlait Arthur Stuart, un soc qui gambade parce qu’il est possédé par des esprits malins comme les pourceaux gadaréniens.

Elle tremblait d’une excitation mal contenue. Une excitation qui ressemblait à de la peur même si elle n’avait rien à craindre.

Qui ressemblait aussi à du soulagement, comme si elle recevait une nouvelle qu’elle attendait depuis longtemps. Elle comprit alors : sa mère l’avait prénommée Purity pour l’aider à rester vierge de tout péché. Aujourd’hui elle avait affronté la tentation de Satan sous la forme de ce forgeron errant et de sa troupe de sorciers subalternes, et l’espace d’un instant elle éprouva des désirs horribles. Elle trouvait l’avocat si attirant, le diablotin métis si attachant, et même Alvin lui paraissait maintenant suffisamment modeste et réservé, et son rêve de la Cité de Dieu si réel et séduisant qu’elle mourait d’envie de les rejoindre.

C’était sûrement ainsi que le diable avait séduit sa mère ! Par manque de discernement, de prévention, elle était tombée dans le piège. C’était peut-être le père de Purity qui avait séduit sa mère, tout comme En-Vérité Cooper avait charmé la jeune femme au bord du fleuve aujourd’hui, avait suscité des sentiments étranges et des désirs, soufflé à son esprit qu’il s’agissait d’amour. C’était forcément le diable qui lui avait inspiré de telles pensées. Mariée à un sorcier ! Prise au piège comme sa mère ! Ô notre Père qui êtes aux Cieux, je vous remercie de me sauver ! Oh, je suis une pécheresse comme tout le monde, mais si vous m’avez choisie pour faire partie des élus, je louerai éternellement votre nom !

Elle entendit les pas pressés dans l’escalier. Elle referma le livre et le replaça sur l’étagère. Lorsque la porte s’ouvrit, le révérend Study et les dizainiers la trouvèrent assise sur une chaise, les yeux fermés, les mains jointes sur les genoux, dans la pose classique de qui refuse le moindre contact avec les fléaux du monde.

Le révérend Study refusa d’aller en leur compagnie arrêter les sorciers. Bah, tant pis pour lui, se dit Purity. Que d’autres à l’âme mieux trempée se chargent de ce qui doit être fait.

Des chevaux ne serviraient pas à grand-chose le long du fleuve. Un des dizainiers, Ezekial Shoemaker, prit la tête d’un groupe de cavaliers à la mine sinistre afin d’interdire toute fuite vers l’aval, tandis que l’autre, Hiram Peaseman, suivait avec ses hommes et Purity le sentier qu’avaient dû prendre les sorciers.

« Pourquoi vous êtes tellement sûre qu’ils sont partis vers l’aval ? demanda Peaseman, un homme à l’air sévère qui, jusqu’à présent, avait toujours inspiré un peu de crainte à Purity.

— Ils ont dit qu’ils iraient à Boston quoi que je décide de faire.

— Si c’est des sorciers, pourquoi ils auraient pas menti pour nous semer ?

— Parce qu’à ce moment-là ils pensaient me convaincre de me joindre à eux.

— Veut pas dire qu’ils mentaient pas, objecta Peaseman.

— Ils ont débité beaucoup de mensonges, c’est certain, fit Purity, mais ils étaient sincères quand ils ont dit qu’ils allaient à Boston. »

Peaseman la fixa de son regard glacial. « Comment vous savez que c’était pas aussite des mensonges ? »

Un instant, Purity sentit sa crainte familière l’envahir. Avait-elle révélé son pouvoir secret ?

Puis sa confiance nouvelle revint. « Quand les gens mentent, ils se trahissent par de petits détails.

— Et vous vous trompez jamais ? » demanda Peaseman.

Ils s’étaient arrêtés de marcher à présent, et les autres hommes faisaient cercle autour d’eux.

Elle fit non de la tête.

« Y a que Djeu qu’est parfait, dit un des hommes.

— Vous avez raison, bien entendu, reconnut Purity. Et ce serait de l’orgueil de ma part si je prétendais ne m’être jamais trompée. Je voulais dire que, si je me suis trompée, je ne le savais pas.

— Alors ils ont pu mentir, fit Peaseman, seulement ils se sont mieux débrouillés que d’autres. »

Purity s’impatienta. « Allez-vous rester ici et laisser les sorciers s’enfuir parce que vous ne savez pas s’il faut me croire ou non sur la direction qu’ils comptaient prendre ? Si vous ne me croyez pas, alors autant mettre en doute tout ce que je vous ai dit et retourner chez vous ! »

Certains raclèrent un peu des pieds par terre, gênés, et tous restèrent un moment silencieux, jusqu’à ce que Peaseman ferme les yeux et exprime ce qu’ils avaient en tête. « Si c’est des sorciers, mademoiselle, on a peur qu’ils nous tendent un piège et que vous nous y meniez tout droit sans l’vouloir.

— N’avez-vous donc pas foi dans la puissance du Christ pour vous protéger ? demanda Purity. Je ne crains pas ce genre d’individus, moi. Satan promet des pouvoirs terribles à ses laquais, mais c’est pour mieux les abuser à chaque fois. Suivez-moi si vous l’osez. » Elle se remit en chemin d’un pas décidé et les entendit bientôt faire de même derrière elle. L’instant d’après ils marchaient autour d’elle, puis devant elle, ouvrant la voie.

Voilà pourquoi elle fut la dernière à comprendre la raison pour laquelle ils s’arrêtaient au bout d’à peine cinquante perches sur le sentier le long du fleuve. Alvin Smith se tenait assis sur un arbre abattu, adossé à un autre encore debout, les mains derrière la tête. Il sourit à la jeune femme lorsqu’elle émergea du groupe d’hommes. « Dites donc, madame Purity, c’était pas la peine de venir m’indiquer la route de Boston ni d’embêter ces hommes pour qu’ils me donnent un coup d’main.

— C’est le chef des sorciers, dit Purity. Il s’appelle Alvin Smith. Ses compagnons ne doivent pas être loin. »

Alvin regarda autour de lui. « Mes compagnons ? » Il revint à elle, l’air intrigué. « Vous auriez pas des visions, vous ? » Puis il s’adressa aux hommes. « C’te fille verrait pas des affaires qu’existent pas, des fois ?

— Ne vous laissez pas abuser, dit Purity. Ils sont dans les parages.

— Si je m’souviens bien, elle m’aurait pas traité d’sorcier y a pas une minute ? demanda Alvin.

— Si, monsieur, fit Peaseman. Et, en tant que dizainier du village de Cambridge, il est d’mon devoir de vous inviter à y retourner pour répondre à quelques questions.

— J’répondrai à toutes les questions que vous voulez, mais j’vois pas pourquoi faudrait que j’m’en retourne sur mes pas au lieu d’poursuivre ma route.

— J’suis pas la loi, monsieur, dit Peaseman. Pas le juge, en tout cas. J’ai bien peur qu’on doive vous ramener d’une manière ou d’une autre.

— Bon, on va donc en choisir une plutôt qu’l’autre, fit Alvin. C’est sus mes pattes, les mains libres, en pleine acceptance de vot’ aimable invitation. »

Un léger sourire flotta sur les lèvres de Peaseman. « Oui, c’est la manière qu’on préfère, monsieur. Mais vous nous pardonnerez si on vous attache pour vous empêcher d’vous ensauver.

— Mais j’vous donne ma parole, fit Alvin.

— Faut nous pardonner, monsieur. Si vous êtes acquitté, j’vous ferai mes excuses. Mais on doit pas oublier que l’accusation est peut-être fondée, et dans ce cas-là c’est plus sûr pour tout l’monde que vous soyez attaché, croyez pas ? »

Pour toute réponse, Alvin tendit les mains, les offrit aux liens. Peaseman se méfiait tout de même et les lui ligota dans le dos.

« C’est pas une bonne corde, fit remarquer Alvin.

— Dame si, elle est bonne, dit Peaseman.

— Non, les nœuds tiendront pas. R’gardez. » Il agita légèrement les mains et le nœud se défit carrément de la corde.

Peaseman contempla stupidement le lien qui lui pendouillait maintenant au bout des doigts. « C’était pourtant un bon nœud.

— Un bon nœud sus une mauvaise corde, ça vaut pas mieux qu’un mauvais nœud, fit Alvin. J’crois que c’est l’vieux Ben Franklin qu’a dit ça l’premier. Dans l’Pauvre Richard. »

La figure de Peaseman s’assombrit un peu. « Vous nous ferez le plaisir d’éviter d’citer les paroles d’ce sorcier.

— C’était pas un sorcier, riposta Alvin. C’était un patriote. Et même s’il était aussi perverti que… que l’pape, ses paroles restent vraies.

— Bougez pas », ordonna Peaseman. Il fit un nouveau nœud, plus serré, puis un second par-dessus.

« J’vais veiller à pas gigoter des mains, comme ça il se dénouera pas, dit Alvin.

— Il joue avec vous, intervint Purity. Ne voyez-vous pas qu’il se sert de son pouvoir secret ? Ne reconnaissez-vous pas le diable quand vous le voyez ? »

Peaseman lui lança un regard noir. « J’vois un homme et une corde où les nœuds tiennent pas. Qui a entendu causer que l’diable donnait le pouvoir de défaire les nœuds ? Si c’était vrai, comment on arriverait à les pendre, les sorciers ?

— Il se moque de vous, insista Purity.

— Mademoiselle, j’connais pas comment j’vous ai offensée, dit Alvin. Mais c’est déjà une affaire affreuse pour un voyageur de s’faire traiter d’sorcier sans qu’on l’accuse en plusse d’être cause de tout ce qui arrive. Si un d’ces hommes perd l’équilibre et tombe dedans l’eau, est-ce que ça sera ma faute ? Si la vache de quèqu’un tombe en maladie dans l’voisinage, on m’en rendra responsable ?

— Vous les entendez, ses malédictions ? lança Purity. Vous feriez bien, tous, de surveiller votre bétail et de faire attention où vous mettez les pieds en rentrant chez vous ! »

Les hommes s’entre-regardèrent. La corde glissa des mains d’Alvin et tomba par terre.

Peaseman la ramassa ; le nœud s’était déjà visiblement relâché.

« J’vous donne ma parole de pas m’enfuir, dit Alvin. Comment j’pourrais m’échapper avec tant d’hommes autour de moi, même si j’en avais l’envie ? Ça m’servirait à rien de m’ensauver.

— Alors pourquoi vos compagnons ont-ils pris la fuite ? » demanda Purity.

Alvin regarda les hommes d’un air consterné. « Y avait personne avec moi, j’espère que ça, vous l’voyez tous. »

Purity se mit en colère. « Ils vous accompagnaient, ils étaient quatre, trois hommes et un petit métis que vous avez sauvé de l’esclavage en changeant sa nature ; il y avait un peintre français papiste qui faisait semblant d’être muet, ensuite un batelier qui avait essayé de vous tuer mais auquel vos pouvoirs ont enlevé le sortilège tatoué sur sa peau, et le dernier c’était un avocat anglais.

— ’scusez-moi, mademoiselle, mais ça m’a plusse l’air d’un rêve que d’un vrai groupe de genses qui voyageraient ensemble, non ? Vous en voyez souventes fois, vous, des avocats d’Angleterre avec des bougres de la campagne comme moi ?

— Vous avez tué un homme avec votre talent ! Ne niez pas ! » s’emporta une Purity au bord des larmes devant des mensonges aussi éhontés.

Alvin parut secoué. « J’suis accusé d’meurtre asteure ? » Il regarda encore les hommes, l’air effrayé. « Qui donc j’suis censé avoir tué ? J’espère que j’aurai un procès équitable et qu’vous avez des témoins si on doit m’juger pour meurtre.

— Y a pas d’assassiné ici, dit Peaseman. Mademoiselle Purity, je vous prierai maintenant de vous taire et de laisser la loi s’occuper de cet homme.

— Mais il ment, vous ne voyez pas ? protesta-t-elle.

— C’est la cour qu’en décidera.

— Et le soc ? Le petit Noir racontait que cet homme a fabriqué un soc d’or qu’il transporte toujours avec lui mais ne montre à personne parce qu’il est vivant, même que ses compagnons l’ont vu bouger tout seul. Si ce n’est pas la preuve d’un pouvoir satanique, qu’est-ce que c’est ? »

Peaseman soupira. « Monsieur, est-ce que vous possédez un soc comme çui qu’elle décrit ?

— Vous pouvez fouiller mon sac, répondit Alvin. Et même, j’aimerais bien qu’on l’porte pour moi, il contient mon marteau et mes pincettes, autant dire mon gagne-pain d’compagnon forgeron. L’est là-bas, de l’aut’ côté de l’érable abattu. »

Un des hommes s’y rendit et souleva le sac.

« Ouvrez-le ! s’écria Purity. C’est celui qui contenait le soc.

— Y a pas d’soc là-dedans, pas plusse en or qu’en fer, en bronze ou en étain, dit Alvin.

— L’a raison, reconnut l’homme qui tenait le sac. Rien qu’un marteau et des pincettes. Et une miche de pain dur.

— Faut le laisser tremper une heure de temps avant d’pouvoir l’avaler, dit Alvin. Des fois je m’dis qu’mes pincettes s’ramolliraient pus vite que ce vieux biscuit-là. »

Les hommes rirent discrètement.

« Voilà comment le diable vous abuse petit à petit, fit Purity.

— On arrête de parler de ça, dit Peaseman. On sait que vous l’accusez, alors pas la peine d’insister. Y a pas de soc dans son sac et, s’il nous suit sans faire d’histoires, y a pas besoin de l’attacher.

— Et ainsi les entraîne-t-il irrémédiablement en enfer », cita Purity.

Peaseman, cédant à la colère pour la première fois, s’approcha hardiment de la jeune femme et la regarda de toute sa hauteur. « J’ai dit qu’il fallait plus en parler, mademoiselle, jusqu’à tant qu’on ait ramené le prisonnier à Cambridge. Ça nous plaît pas, à nous autres, de vous entendre raconter que Satan nous abuse. »

Purity voulut ouvrir la bouche et incendier ces hommes qui laissaient ce rustre à la langue bien pendue les embobiner quand bien même elle l’avait qualifié d’envoyé de l’enfer. Mais elle finit par comprendre qu’elle n’avait aucune chance de les convaincre, car Alvin continuerait tout bonnement d’afficher un air calme et innocent, et plus elle s’énerverait, plus elle passerait pour une folle.

« Je vais rester pour chercher le soc, dit-elle.

— Non, mademoiselle, ça me ferait plaisir que vous veniez maintenant avec nous autres, dit Peaseman.

— Il faut que quelqu’un le retrouve, fit-elle. Ses complices rôdent sûrement dans les parages en attendant de le récupérer.

— Une raison d’plus pour que j’refuse de vous laisser toute seule icitte. Vous allez nous suivre, mademoiselle. Je parle au nom du village à présent, je vous l’demande pas par politesse. »

Purity sentit comme une menace. « Est-ce que vous m’arrêtez, moi ? » demanda-t-elle, incrédule.

Peaseman roula des yeux. « Mademoiselle, tout ce que j’fais, c’est vous demander de m’laisser accomplir mon ouvrage comme la loi m’y oblige. La loi et le bon sens m’interdisent de vous abandonner s’il y a danger, et, vu qu’on peut pas attacher l’prisonnier, j’ai besoin de garder ces hommes avec moi. » Peaseman se tourna vers deux de ses adjoints. « Donnez l’bras à la jeune dame, messieurs. »

Avec une courtoisie exagérée, les deux hommes offrirent le bras à Purity. Laquelle comprit qu’elle n’avait désormais plus guère le choix. « Je vais marcher toute seule, s’il vous plaît, et je vais tenir ma langue. »

Peaseman secoua la tête. « C’est ce que je vous ai demandé un certain nombre de fois y a déjà un bon moment. Asteure je vous demande de leur prendre le bras et d’arrêter de discuter, sinon j’risque d’être moins généreux l’prochain coup. »

Elle passa les mains dans les bras en crochet des deux adjoints et se mit en route en silence, l’air piteux, tandis qu’Alvin marchait librement devant elle sur le chemin et commentait joyeusement le temps qu’il faisait. Les hommes rirent à plusieurs reprises de ses bons mots et de ses histoires, et à chaque pas Purity sentit dans sa bouche le goût amer de la bile. Suis-je la seule à savoir que le diable affiche un visage amical ? Suis-je la seule à lire dans le jeu de ce sorcier ?

Flammes de vie
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